Cambouis et poudre blanche


La douloureuse est arrivée.
J’ai porté ma voiture en révision au garage.
Ça faisait quelques temps déjà que je déclarais inlassablement à mon épouse :

  • Et en plus il va y avoir la distribution de la punto à faire – quand elle me parlait du nouveau modèle de chez Lancel
Les discussions du dimanche autour de la couleur de ma voiture qui finissait en « t’as combien de kilomètres maintenant ? » me ramenaient à chaque fois à ma misérable condition de néo-bobo ; celle du gars qui n’a pas envie de se salir les mains en dévissant un bouchon de vidange.
Oui je devais prendre rendez-vous au garage.
Et puis un jour.
  • La voiture fait un drôle de bruit…
  • Oui j’ai entendu
(…)
  • Allo ? Bonjour je voudrais prendre rendez-vous pour vidange-distribution-et-un-bruit-bizarre.
  • Oui pour quand ?
  • Demain ?
  • (soupir) C’est quoi comme voiture ?
Ah merde, il va me poser des questions, et je n’ai même pas la carte grise sur moi, j’espère qu’il ne va pas me demander le numéro d’immatriculation.
  • Une fiat punto
  • Essence ou diesel ?
Question facile, ça je sais :
  • sans plomb 95
  • (re-soupir) De quelle année
  • Elle est jaune
  • Oui mais de quelle année.
  • Heu… 2000 ?
(je bluffe, je ne sais pas de quand elle est)
  • Fiat punto essence 2000… C’est quoi votre bruit
  • Ça fait
     scroutch scroutch quand je freine, parfois, sinon ça fait pfééééé, mais pas tout le temps, des fois ça fait schiiiiiii
  • (re-re-soupir) à l’avant ou à l’arrière.
  • Bah….. à l’avant je crois, mais je ne suis pas certain et vous savez je confonds la gauche et la droite alors ce n’est pas facile.
  • Depuis quand ?
  • Oh depuis toujours, d’ailleurs c’était stressant quand j’ai passé le permis.
  •  ?
  • Bah oui, vous savez, cette histoire de priorité à droite… Bah pour moi la règle c’est « priorité du coté ou y’a pas de montre » (sourire béat de contentement au téléphone)
  • (re-re-re-soupir) ok, à demain
Une fois la voiture au garage, l’expédition « go-to-work » achevée, je me retrouve autour d’un café avec mes collègues et leur explique mon histoire fantastique du moment. J'utilise la même manière et la même fougue que celles que j’ai utilisé pour vous la narrer jusqu'à présent. Vous imaginez comme ils sont captivés. Sauf qu'en plus, j'y ajoute de la testostérone, histoire d'être d'avantage übersexuel que néo-bobo.

Café de 10h

  • Et il va t’appeler pour le bruit pour te dire ce que c’est ?
  • Bah oui… enfin je pense, mais à mon avis, c'est l'allumage (ça fait bien de dire l'allumage, c'est vachement viril l'allumage)
  • l'allumage ? Mais je croyais que c'était quand tu frenais
  • ouai, mais ça le fait en général quand j'allume la voiture, après c'est chaud, ça le fait plus forcément... donc à l'allumage
regard dubitatif de mes collègues, soit ils sont impressionnés, soit ils sont impressionnés, what else ?
Café de 14h
  • Il t’a appelé ?
  • Non, pas de nouvelle, bonne nouvelle.
Café de 17h
  • toujours pas de nouvelle ?
  • Non, là, je le sens bien… Forcément l'allumage, je vous l'avais dit, et ça, c'est pas cher, au pire c'est la clé qui se positionne mal quand on démarre. Elle déconne cette clé, même quand je veux ouvrir la porte parfois. Ils restent perplexe ; vraiment je dois les impressioner.
Mon épouse passe me chercher, en retard. La cause avouée: embouteillages… à la caisse du magasin qui se trouve sur la route. 
Nous nous dirigeons vers le garage en priant pour qu’il ne soit pas fermé et ainsi éviter un lendemain de galère. Un lourd silence règne dans la voiture.
Cette histoire d'übersexualité a excité ma testostérone.
Le mâle qui parle mécanique fait la gueule. Mais il n'y a pas que ça. Je suis inquiet pour ma petite voiture, presque autant que si on enlevait l'appendice à ma fille.

Arrivé au garage, je salue les dames dénudées du calendrier 2006. D'ailleurs autant le garagiste sent la graisse, autant mai 2006 transpire le silicone. Mais bon, ce n'est pas le propos.
Je me dirige vers mon interlocuteur qui sent donc un mélange l'huile de vidange de d'aqua velva. Je vois ma voiture, elle est là, toujours jaune, elle regarde son papa. 
Je suis fier d'elle, petite carcasse métallique qui ne m'a pas fait de sale coup en me dissimulant une panne fourbe.
  • oh lala, j’ai pas terminé – m’annonce monsieur cambouis
Mon air s’attriste immédiatement. Mes jambes se dérobent. Mais pourquoi ne m’a-t-il pas appelé ?
J'ai attendu près du téléphone toute la journée, tel un chien devant une boucherie. J'ai bien répété mon numéro, il l'a noté, j'ai écouté ma messagerie presque sans interruption, à tel point que quand ma voisine m'a salué, je lui ai répondu "vous n'avez pas de nouveau message, et trois messages archivés"... 

Et surtout : qu'est ce que je vais dire à mes collègues ?
  • je vais en avoir pour cher ? 
  • Non
  • Dites moi, à la louche...
  • A la louche 500 euros
  • Ah quand même ! Je n'aime pas faire prolo au garage, je voulais continuer d'affirmer ma fierté devant ce mec en toile bleu, mais là c'est sorti tout seul.

Edition de facture : 566,29 euros
  • Vous voyez, j’étais pas loin hein – me dit-il limite content de lui
  • oui, bah quand même, 66 euros, c’est rien que 400 balles
  • oui mais les francs vous savez, l’inflation..
  • oui ça va je connais l’histoire… je peux faire un chèque ?

Je rentre, et je me connecte sur le site de ma banque. Il me faut déplacer de l’argent depuis mon épargne durement économisée.
Mais je n’ai pas eu l’audace de mettre en commentaire pour le banquier « entretien punto ».
J’ai préféré écrire un truc plus avouable.